- POPULAIRE (ART)
- POPULAIRE (ART)Si la distinction entre les formes d’art propres aux classes populaires et d’autres formes d’art propres aux élites cultivées est assez générale dans les sociétés stratifiées, la notion même d’art populaire n’apparaît qu’au XVIIIe siècle en Europe. Le mouvement historique d’éveil des nationalités et l’affirmation du droit des peuples à disposer d’euxmêmes font surgir le peuple simultanément comme un sujet de l’histoire, et comme un objet pour ces disciplines d’érudition qu’on nomme, au XIXe siècle, folklore, Voskskunde , ethnographie. L’art populaire est alors diversement apprécié: tantôt valorisé, pour la force, la simplicité, la sincérité, voire la naïveté de ses créations; tantôt déprécié, pour la rudesse, la maladresse, l’absence de style de ses productions. La variété des jugements dont il est l’objet procède d’une confusion certaine dans la construction du concept. Par «art populaire», faut-il, en effet, entendre l’art du peuple, par opposition au non-peuple, aux élites cultivées, aux classes sociales dirigeantes, aux savants et aux lettrés? Est-ce l’art d’un peuple, par opposition aux peuples qui l’entourent, l’art caractéristique d’une ethnie ou d’une civilisation? L’art populaire est-il l’art des non-artistes , l’art de ceux pour qui la création artistique n’est ni une activité spécialisée, ni une occupation professionnelle socialement reconnue? Est-ce l’art popularisé , l’art diffusé par les moyens de communication modernes, un art communiqué aux grandes masses, conçu pour répondre à leurs goûts et uniformisant leurs attentes?1. Histoire du conceptL’intérêt pour les arts et les traditions populaires est, dans la culture occidentale, fort ancien. En même temps que le christianisme se diffusait dans l’Europe entière, il entreprenait une lutte à long terme contre les cérémonies, les croyances et les coutumes locales. S’il en intégrait et en assimilait certaines, il n’en rejetait et n’en condamnait pas moins vigoureusement d’autres, qu’il traitait comme des «superstitions». Contre les arts et les traditions populaires, le combat des théologiens et des clercs précédait ainsi celui des philosophes et des esprits éclairés. Sermonnaires et pénitentiels, ordonnances de police et procès de sorcellerie préparaient la voie aux index et dictionnaires, tel le Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés et traditions populaires de A. du Chesnel (1856). Au nom d’un ordre religieux ou rationnel, on incorpore ou on exclut du monde de la culture les productions populaires, qu’on appréhende, comme telles, sous leur aspect négatif seulement. Dès le bas Moyen Âge et la Renaissance, toutefois, certains lettrés comme Villon, Rabelais, Montaigne adoptent une attitude inverse. Ils cherchent dans la langue et dans l’art populaires une source d’inspiration, une force de sentiment et une capacité de création, dont ils se servent comme autant d’armes contre des genres scolastiquement réglés. La collecte des dictons et proverbes, fables et fabliaux, contes et légendes commence dès lors, œuvre d’artistes qui opèrent moins dans un souci de conservation que dans un objectif de création littéraire propre. L’art populaire est alors valorisé, mais non reconnu comme digne de rivaliser avec l’art des lettrés.C’est au XVIIIe siècle qu’en Russie, en Allemagne, en Angleterre et en France écrivains et hommes de lettres se mettent à recueillir les chansons, les contes et les légendes pour eux-mêmes. En 1778, Johann Gottfried Herder publie ses Volkslieder (Chansons de tous les peuples ); en 1812 et 1815 les frères Grimm publient leurs Kinder und Hausmärchen (Contes d’enfants et du foyer ). Les romantiques communiquent à un public plus vaste les acquisitions des érudits, et lient le débat littéraire aux mouvements d’émancipation nationale: l’art populaire, dans ses œuvres littéraires, est définitivement valorisé. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un intérêt aussi grand se porte sur les autres types d’œuvres. Certes, les encyclopédistes avaient étudié, un siècle auparavant, les arts et les métiers dans leur diversité et, depuis lors, manuels et traités de technologie s’étaient succédé (par ex., le Cours complet d’agriculture de Jean-François Rozier, 1787). Il aura fallu précisément que l’industrialisation relègue dans le passé les articles, les outils et les procédés de la production artisanale et manufacturière, pour que les œuvres de l’art populaire prennent aux yeux des historiens, des érudits et des amateurs d’art une valeur propre, celle de témoins matériels d’une civilisation en train de disparaître.La seconde moitié du XIXe siècle est l’époque des grandes collectes d’objets, l’époque aussi où se multiplient les musées d’ethnographie: le Nordiska Museet, à Stockholm (1872); le Museum of Natural History, à New York (1874); le musée d’Ethnographie du Trocadéro, à Paris (1878); le Museu nacional à Rio de Janeiro (1892). Les œuvres des peuples les plus divers sont rassemblées dans un projet de connaissance universelle. La parure de plumes du chef indien et la hache de silex de l’Australien, la pirogue du pêcheur mélanésien et la tente du cavalier turkmène ne sont plus tenues pour des trophées de guerre ou des curiosités d’explorateur, mais pour des œuvres valant en elles-mêmes et pour elles-mêmes, dignes d’être conservées et exposées au même titre que les produits les plus élaborés des civilisations exotiques. Confrontés aux chefs-d’œuvre de l’art «primitif», sources d’inspiration pour un Picasso comme pour un Stravinski et un Bartók, les produits les plus achevés de l’art populaire en pays européen révèlent alors leur ambiguïté. Élaborées dans une société à culture savante et à organisation sociale stratifiée, ces œuvres sont contemporaines des créations les plus accomplies de cette culture. Pour autant donc qu’elles valent en elles-mêmes , elles ne peuvent jamais valoir seulement pour elles-mêmes , mais elles doivent toujours être appréciées dans leur rapport avec les chefs-d’œuvre de la culture savante.2. Une terminologie incertaineL’ambiguïté de la notion d’art populaire transparaît déjà dans les termes utilisés.La première expression qui ait été construite pour identifier, dans un objectif scientifique, ce qu’on nomme l’art populaire est le mot allemand Volkskunde . Apparu en 1806 dans Le Cor merveilleux (Des Knaben Wunderhorn , de Achim von Arnim et Clemens Brentano), dans un climat intellectuel dominé par l’attention à reconnaître la particularité des peuples, ce mot désigne la discipline Kunde qui étudie le peuple Volk , comme le terme contemporain Volksgeist , imposé par Hegel (Phénoménologie de l’esprit ), désigne l’esprit d’un peuple; repris en 1854 par W. H. Riehl, pour nommer la science qui étudie le Volkspersönnlichkeit (la personnalité ethnique), le mot Volkskunde s’impose par la suite dans les pays de langue allemande pour désigner les disciplines qui étudient le peuple comme une totalité physique, sociale et culturelle sous ses divers aspects. Le mot folklore , créé par W. J. Thoms en 1846 dans Athenaeum , désigne les croyances traditionnelles, les légendes répandues parmi le commun du peuple, les usages et coutumes, les observances, superstitions, ballades et proverbes. Après de nombreuses discussions, il est adopté par la plupart des pays dont la langue scientifique n’est pas l’allemand. Une différence importante, toutefois, subsiste dans le contenu sémantique des deux termes: Volkskunde signifie le peuple comme entité ethnique et souligne tous les aspects de la culture, le terme anglais vise le peuple comme classe sociale et attire l’attention sur les aspects non matériels de la culture. A. Van Gennep, il est vrai, a cherché à étendre le sens du mot folklore à l’ensemble des phénomènes culturels. Les contenus ainsi dénommés se confondent alors avec ceux qui font l’objet de l’ethnographie. Mais l’usage proposé par Van Gennep est loin de prévaloir: «folklore» continue de désigner, dans les pays où la langue scientifique est l’anglais, la culture populaire dans ses aspects non matériels.On comprend alors que l’expression art populaire, en anglais folk art , a des significations différentes, selon qu’on envisage les produits et les activités qu’elle désigne dans l’une ou dans l’autre des perspectives qui viennent d’être distinguées: celle de la Volkskunde et de la personnalité ethnique, celle du folklore et de la tradition populaire.3. Art du peuple ou art d’un peuple?La statue d’un saint dans une église de campagne, le récipient de terre cuite utilisé pour faire monter la crème du lait, la vielle à roue, la bombarde et le tambourin, la bourrée d’Auvergne et la sardane de Catalogne, voilà, sans conteste, des objet d’art populaire. Mais qu’en est-il de l’église romane elle-même et de ses chapiteaux classés «monument historique», de l’assiette en faïence de Rouen ou en porcelaine de Bayeux, du violon, de l’accordéon et du piano mécanique, de la valse, de la java et du charleston? En présence d’œuvres de ce genre, hommes de musée, amateurs d’art et ethnographes emploient, pour décider si elles appartiennent à l’art populaire ou non, des combinaisons de critères variés, impliquant autant de partis théoriques distincts.Les critères les plus fréquemment employés sont ceux qui visent le mode de transmission des normes culturelles: une œuvre est d’art populaire quand la matière, la technique de fabrication, la configuration et la destination sont fixées de tradition immémoriale (1), anonyme (2), orale (3) et non scolaire (4). Utile en première approximation, cette combinaison de critères n’en soulève pas moins de nombreux problèmes. Dans la plupart des pays européens, en effet, l’usage de l’écriture et l’institution de l’école sont très anciens, et largement répandus. Il est rare qu’à un examen approfondi des œuvres, on ne découvre pas quelque modèle savant dans la chaîne de transmission des normes (J. M. Guilcher). Si certains contes populaires sont encore connus de tous, est-ce par transmission orale en marge de l’école, ou n’est-ce pas plutôt par le secours de l’école, qui, en en divulguant des versions savantes, en a sauvé l’essentiel de l’oubli (M. Soriano)? Et combien de danses, de chansons, de costumes sont-ils les répliques populaires de modèles nobiliaires ou bourgeois qui ont disparu, mais dont l’origine n’est pas moins précisément assignable, et dans la popularisation desquels l’écriture ou l’école sont à quelque moment intervenues? La transmission par tradition n’est donc pas un critère suffisant pour décider qu’une œuvre est d’art populaire.Une seconde série de critères vise les sujets de l’activité artistique populaire: une œuvre est d’art populaire quand ses auteurs et ses destinataires appartiennent aux classes populaires. La délimitation de ces classes varie elle-même avec la stratification propre à chaque société: opposition entre le «petit peuple» et les «grands»; entre les ruraux et les citadins; entre les paysans, artisans et commerçants, d’une part, les nobles et les clercs, de l’autre; entre la masse inculte, d’un côté, les gens cultivés, de l’autre, etc. Pour nombre de catégories professionnelles, en effet, des activités spécialisées conduisent à la production d’œuvres typiques: costumes, cérémonies de métier, langage, organisation, qui les distinguent à la fois des catégories voisines et des catégories réservées aux hautes classes de la société. Un art populaire serait alors d’autant plus original et riche de contenu positif que la distance entre classes serait grande. Ces critères, toutefois, sont à eux seuls insuffisants, car les classes populaires ne sont pas définissables hors de leurs rapports avec les classes non populaires: elles n’existent que dans et par les oppositions qui les constituent. Si un rituel agraire, un piège à oiseaux, une marionnette appartiennent à la classe des œuvres d’art populaire, c’est en raison des relations qu’elles entretiennent avec les cérémonies réglées par l’institution ecclésiastique, avec les décrets relatifs au droit de chasse, avec les conventions et l’étiquette régissant les représentations théâtrales.Une troisième série de critères tend à caractériser l’art populaire par la rémanence de traits culturels archaïques, dont la constellation manifesterait des personnalités ethniques distinctes. Un motif décoratif géométrique, une technique de construction, une forme dialectale sont populaires, parce qu’ils révèlent des états de culture en train de disparaître et maintiennent vivantes, comme en un conservatoire, des différences ethniques effacées par la culture et l’organisation sociale dominantes. L’art populaire véritable ne pourrait donc se trouver que dans les milieux ruraux, en des endroits maintenus à l’écart des grandes transformations de la société, là où des collectivités locales auraient pu préserver les traits les plus caractéristiques de cultures disparues. Mais à caractériser ainsi l’art populaire, on s’expose à toutes les difficultés liées à la notion d’archaïsme en ethnologie (C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale , 1958), et on s’enferme dans les apories propres à toute recherche conjecturale des origines. On s’interdit, de plus, toute tentative pour discerner s’il n’y a pas des formes spécifiques d’art éclosant dans certains groupes particuliers des sociétés modernes; on tient par exemple pour non pertinente toute interrogation sur le folklore américain récent, sur la musique de jazz ou sur le mouvement hippy .Ainsi la critériologie couramment employée pour reconnaître le champ de l’art populaire est-elle insuffisante: chaque série de critères renvoie à une théorie plus ou moins explicitée, mais chaque théorie ne rend compte que partiellement des faits que les experts s’accordent à considérer comme des expressions d’art populaire. C’est dire qu’il faut caractériser l’art populaire moins par un domaine d’objets et d’activités, que par des problèmes d’interprétation ethnologique.4. Problématique de l’art populaireMultiples et variées sont les questions qu’érudits et amateurs, archéologues et sociologues se posent au sujet des faits d’art populaire. Un traitement ethnologique permet de les rassembler en trois groupes de problèmes, concernant respectivement les genres, la structure du système des œuvres, l’activité créatrice.Les genres populairesPlus la collecte ethnographique est précise, mieux on s’aperçoit que les œuvres de la littérature, de la musique et de la danse populaires sont produites selon un petit nombre de genres bien définis: si des répertoires comme ceux de A. Aarne et S. Thompson sont possibles, c’est parce que les motifs qu’ils appréhendent sont en nombre fini. Un premier groupe de problèmes pour les disciplines qui étudient les arts et les traditions populaires consiste alors à discerner les genres en usage, à en dresser l’inventaire, à en suivre la répartition dans l’espace et dans le temps. Et ce qui vaut pour la littérature, la musique et la danse vaut aussi bien pour les autres domaines: en chaque culture, il n’y a qu’un nombre déterminé, généralement petit, de genres de costumes, de maisons, de cérémonies, discriminés et identifiés comme tels par les acteurs sociaux eux-mêmes. Repérage et classification des genres sont ainsi les opérations préliminaires à toute interrogation sur la transmission et la novation, à toute interprétation des spécimens collectés en des points et en des dates donnés, et des relations que ces spécimens entretiennent les uns avec les autres.La structure du système des œuvresPièces de poterie et outils agricoles, morceaux de musique, coutumes et croyances sont en effet à comprendre non seulement d’après les genres qui les définissent dans la culture considérée, mais d’après les rapports qu’ils ont entre eux. Plusieurs types de systèmes sont alors à distinguer: système écologique , relatif aux ensembles d’objets localisés en de mêmes lieux, comme une maison d’habitation, un atelier, une église, ou un village; système typologique , relatif aux différences significatives entre objets quant aux matières, aux techniques de fabrication et aux techniques d’utilisation, système sémantique , relatif aux sens visés dans les dénominations, identifiant ou différenciant les objets selon les appellations. Chacun de ces systèmes est articulé lui-même en de nombreux sous-systèmes, en affinités structurales plus ou moins étroites les uns avec les autres: les différences significatives pour les techniques de la poterie ne sont pas les mêmes que pour les techniques de la métallurgie; mais la conduite du feu dans les fours détermine des homologies entre les systèmes de fabrication respectifs. Dégager la structure enveloppée dans ces différents systèmes, tel est le problème majeur de l’analyse des œuvres.L’activité créatriceLe système des œuvres n’est lui-même que le produit d’une activité réglée. L’une des questions les plus controversées que soulève l’examen des œuvres populaires est d’évaluer dans quelle mesure l’activité de production se résume en l’imitation de modèles, la répétition de gestes, la perpétuation de traditions; dans quelle mesure, au contraire, elle est innovation, invention, voire création. Ainsi posée, la question simplifie si grossièrement le problème que les solutions couramment apportées ne peuvent être que verbales. Que l’on examine en effet la production d’une poterie au tour artisanal, la fabrication en série d’outils de fer forgés au martinet, ou l’éxécution des figures de la java au son de l’accordéon, les performances de l’artisan, de l’ouvrier ou du danseur s’inscrivent dans un jeu où les fins, les buts et les normes laissent toujours place à une certaine initiative. L’analyse fine des rôles sociaux, des tâches professionnelles et des postes de travail, la description nuancée des manières diverses dont ces rôles, ces tâches ou ces postes sont tenus, l’évaluation des performances effectivement remplies conduisent à une révision radicale des idées courantes sur la créativité ou la non-créativité populaire, sur la personnalisation ou l’anonymat des œuvres. Comme l’art savant, l’art de cour et l’art académique, l’art populaire a ses besogneux et ses maîtres, ses talents à la mode et ses génies méconnus, ses traditionalistes et ses réformateurs. Comme lui aussi, il a ses artistes et ses publics, qui se provoquent et se transforment mutuellement.
Encyclopédie Universelle. 2012.